Comme un gruyère
2024. Projection vidéo. Cloison. Diffuseur lumineux d'écran télé. Banquette. Eau. Modélisation 3D.
Installation réaliser dans le cadre de l'exposition "Comme un gruyère" à l'atelier White Cubi
Deux surfaces de projection verticales sont placées face à face. L'une représente un personnage marchant droit devant lui. Sur le second écran, en face de lui, une enfilade de portes défile indéfiniment. Un bassin construit au pied des vidéos reflète les projections. Une cloison percée d'une fenêtre, avec une vitre déformant la lumière, est placée à l'entrée de l'installation. Derrière la cloison, une banquette permet de s'installer pour observer la vidéo.
Lien vers un extrait vidéo
"Il y eu une période longue et inquiète, où l’on se réfugiait au chez soi, lorsque le vent se levait. Lorsque les eaux ensevelissaient les frontières du lit mineur. Lorsque le soleil écrasait sur les peaux tout son poids brûlant. Et lorsqu’il fût trop difficile d’aller et venir, d’immenses murs s’érigeaient des têtes, délimitant les espaces en protégeant les corps...
C’était l’ère de la numérance. Le terme fût déterminé pour désigner ce nouveau mode d’existence que l’on avait fini par adopter. La numérance était un état conséquentiel qui s’était produit et définit en raison d’un constat inouï : l’habitat historique était à présent devenu inhospitalier.
Intempéries, dérèglements et migrations rythmaient les quotidiens, il fallait désormais prendre le pli et l’investir de concrétisations. De nouveaux habitats furent inventés, délaissant les anciens, aujourd’hui transformés en ruines. Il s’agissait de les envisager dans l’éprouvement, dans la du rée, capables de protéger face à une situation d’urgence exceptionnelle. Les habitats-instantanés avaient été conçus de sorte à réagir au stimuli extérieur. Leurs surfaces venaient envelopper les corps d’une sensation protectrice soudaine, de la tête jusqu’aux pieds, une fois déclenchés par le niveau du baromètre atteint. Lorsque l’on s’y trouvait, on savait que cela pouvait durer. Des jours, des semaines, des mois, des années parfois. Ce cycle récurrent avait été intégré au rythme des saisons que l’on connaissait autrefois, et auxquelles on se référait.
Ce cloisonnement, cette migration vers le chez soi survenait, marquant un temps d’arrêt, et en veloppant d’un suaire les occupant.e.s pour qu’iels n’en sortent qu’une fois l’extérieur apaisé. Il s’agissait en réalité d’une stratégie de minimisation des risques. Il avait été décidé d’une décorpo réité des corps, la survie des espèces en dépendait.
Ces structures, déclenchées de manière instantanée depuis une fonction prothétique que la chair elle-même portait, avaient pour rôle d’ensommeiller et d’immobiliser les corps. De cette rupture du paysage, naissaient alors d’immenses surfaces écraniques que l’on avait inventées pour rem placer le monde. Sa structuration permettait de baisser la consommation d’énergie des corps en stockant ainsi les ressources non-exploitées sur toute la durée. Les habitats-instantanés étaient principalement portés par la diffusion de la lumière, appelé le centre réactionnel. La lumière agis sait pendant le sommeil en agitateurs d’images, permettant la stimulation des cellules nerveuses en maintenant leur fonctionnement ainsi que leur stabilité. Cette fonction assurait une continuité des actions distancés malgré une emprise immobilisante des chairs.
Le vent soufflait aux formes une économie de circulation et d’autonomie qui nourrissait un réseau intérieur dense, fait de connexions. Ce vent de la communication, rendait ainsi immédiate la réso lution des désirs et des besoins nécessaires à la survie des espèces. C’était la dernière porte vers l’extérieur. Cet environnement protégé, dans lequel les êtres résidaient, avait eu raison de leur survie. Certain.e.s d’entre elle.ux souffraient néanmoins de dissociation impliquant une confusion des mémoires. Iels éprouvaient des limites à leur influence2, entrecoupée par des hallucinations du réel et de leur vie simulée. Toutes les actions exercées sur la noosphère3 finissait, à terme, par se prendre de réalité, les souvenirs oublieux4 finissait par recouvrir de brouillard le monde d’antan. Ce phénomène menait au constat d’un enchevêtrement des deux mondes. L’un et l’autre co-exis taient de manière coordonnée malgré leur caractère distal.
Ce bug des symbioses découlait d’une désorientation sensorielle qui touchait les espèces si puissamment qu’elles eurent de lourdes dérives physiques et psychiques. Pour certain.es d’entre elle.ux, en mal d’éprouver la distance des apparences, l’autre monde n’existait pas, iels n’y avaient jamais mis les pieds. Cette étape, qui ne devait être qu’un passage qui préparait à l’accoutumance de la sortie vers l’extérieur, pouvait alors s’éterniser.
Une nuit, la chacunière dans laquelle je me retirai, vacillait un peu plus fort que les autres, le vent avait découpé une légère entaille sur la surface de protection. Un insecte cherchant à se loger à l’abri du vent et de la chaleur écrasante, s’engouffra à l’intérieur pour y passer la nuit. Au levé du jour, j’apercevais une tâche minuscule et immobile. J’approchai mes yeux pour y discerner plus précisément la forme de l’insecte. Il s’agissait d’une mite. Je m’approchai d’où le vent soufflait, et découvrit un accroc vers l’extérieur. Un trou permettait enfin de fixer les apparences sur le dehors.
De cet œil, enfin, je pouvais suivre l’actualité des vents et préssentir l’arrivée d’une accalmie. Jusqu’à la prochaine tempête."
1 La civilisation des médias, Vilem Flusser, Circé, 2006
2 Revue Immersion Survivre n°2, Imperatorem, 2018
3 Noosphère, noologisme intégré en 1922 par Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernardski
4 Le Conflit des perceptions, Elsa Boyer, éditions MF, 2015
Un texte de Julie Carrée pour l'exposition "Comme un gruyère"